1924 : Quand James Joyce rencontre la langue bretonne et l’utilise dans son chef d’oeuvre “Finnegans Wake”
A l’été 1924 James Joyce passe deux mois en Bretagne. Le grand écrivain irlandais a commencé à écrire Finnegans Wake qu’ il mettra 17 ans à terminer. Ceci s’explique par une forme narrative très complexe une sorte de rêve éveillé qui utilise la matière lexicale de plus de soixante langues. A son arrivée à St Malo, le temps est pluvieux, Joyce se réfugie à la bibliothèque et se plonge dans l’univers celtique. Il avait déjà exploré le mythe de Tristan et Yseult. La langue bretonne va lui permettre d’enrichir son lexique très particulier. Car Joyce joue avec les langues et fabrique des jeux de mots avec plusieurs langues. Brigitte apparait dans son roman sous sa forme bretonne Berc’hed, il est question de traversée entre Irlande et Bretagne : Brieze to Yverzone o’er the brozaozaozing sea (Breizh to Iwerzhon over the Brozaozaosing sea). On retouve les mots Breizh (Bretagne), Iwerzhon (Irlande) et Bro Saoz (L’angleterre) mêlés à de l’anglais. Un peu plus loin son tempérament irlandais s’affirme avec l’expression Down to the Saozon ruz (A bas les saxons rouges). Saozon ruz est une injure bien connue en Basse-Bretagne car les soldats anglais étaient vêtus de rouge et leurs incursions sur nos côtes étaient très mal perçues.
La fantaisie de Joyce et le jeu avec les langues se retrouvent dans l’expression Kisslemerched qu’il faut comprendre avec l’anglais (Kiss = embrasse), avec le français (le = les) et le breton (merched = merc’hed (filles)). Embrasse les filles donc.
Plus loin dans le domaine gastronomique il utilise Jistr (cidre), Gwin (vin) gwestell (gâteaux) kig (viande) bara (pain) aman (beurre) mais à la mode Joyce. Ainsi il nous gratifie d’un Avalunch qui fait référence au breton aval = pomme, à l’anglais lunch = repas et le tout fait penser au français avalanche !
Joyce a puisé hardiment dans les mots bretons de la météo glav (pluie) morenn (brouillard), erc’h (neige) skorn (glace) grizilh (grêle). Il joue avec la parenté du breton et du gallois : Pedwar pemp foify tray twelve : ( Pedwar (quatre en gallois), pemp (Cinq en breton), Foify (Fois en français), Tray (trois), Twelve (douze en anglais).
Il faut donc s’accrocher pour lire Finnegans wake et les spécialistes s’arrachent les cheveux pour comprendre un humour totalement décalé. Il faut être perspicace pour lire cette phrase : With Bro Cahlls and Fran Czeschs and Bruda Pszths and Brat Slavos, si les allusions aux Tchèques, aux hongrois (Budapest), aux Slovaques ( Bratislava) sont transparentes, il faut savoir le breton pour comprendre Bro Callhs (Soit Bro C’hall = France soit Bro Gozh (Vieux pays) soit un jeu de mot avec le breton Bro et l’anglais Call ( le pays appelé).
Bref Joyce ce n’est pas de la tarte ! Mais ce n’est pas tout. L’écrivain facétieux a largement utilisé le recueil de dictons breton de Sauvé en adaptant des proverbes dans son langage multilingue, ce qui donne du travail aux spécialistes de l’écrivain qui s’évertuent à déchiffrer un message pour le moins obtu. L’utilisation du breton n’en est pas moins réelles. Il a fallu attendre 1978, 40 ans après sa publication pour découvrir que Joyce avait utilisé des mots bretons. Un travail que continue aujourd’hui Stephane Jousni.
Joyce nous a laissé 150 pages d’annotations sur son tro Breizh entre St Malo, Quimper, Carnac et Vannes. Il écrivait à la fin de son séjour en Août 1924 : Though I am a rolling stone. I have gathered a great deal of moss in Brittany (Daoust din bezañ ur maen a ruilh, dastumet meus kalz a van e Breizh) Bien que je sois une pierre qui roule, j’ai amassé beaucoup de mousse en Bretagne).
Voilà donc encore une belle pierre qu’a apporté la langiue bretonne à la littérature mondiale.

Pennad orin / Texte original
James Joyce and La Villemarqué
On holiday in Brittany with his family in July 1924, James Joyce—supposedly getting rest and fresh air after an eye operation—escaped the increasingly bad weather by making regular visits to the Municipal Library of Saint-Malo. He took with him into the library a small notebook, with a black cloth cover and stitched binding, and as he read he jotted down notes, usually of only a few words at a time. Among the books he picked up in the library was an 1838 study of the Merlin legend, Myrdhinn ou l'enchanteur Merlin, by Théodore-Claude-Henri Hersart de La Villemarqué, one of the leading Breton scholars of his time. He wrote down the title and the shelfmark, and some time later began reading the volume—though not all at once, as his notes from it are interspersed with extensive jottings from, among other things, a book on Breton proverbs and a life of St. Patrick. After jotting down the word "Merlin" he made two notes, "vocal tomba"—a phrase from Ariosto's account of Merlin—and "S. Patrick learns Ir history / from old hag," both in response to the introductory material. His next two sessions with Villemarqué produced a slightly richer harvest, four and eight notes taken from pages 4-98, and his fourth and final session gave rise to some twenty-one notes, including such items as "(Merlin f—- wife)" and "Merlin laughs at leaf / in Ganeida's hair." By this time, his St Malo studies had filled eighty-one pages of his 232-page notebook, and by the time he returned to Paris from the Brittany holiday he had filled another seventy. So much for doctor's orders!
Among the notes Joyce made during his reading of Villemarqué was the phrase "a bit torn," a somewhat free translation of "une rature du manuscrit" ("a deletion in the manuscript"). About a year and a half later, Joyce used the phrase in a draft of what was eventually to become chapter III.2 of Finnegans Wake, as part of Issy's speech as she gives a letter (or handkerchief, or paper tissue, or piece of her drawers) to Shaun, whose siglum, L, accompanies the notebook note. The final version reads: "a jennyteeny witween piece torn in one place from my hands" (458-9). When Joyce had transferred the phrase to the draft, he crossed it out in green crayon. The other notes from Villemarqué were later copied into another notebook by an assistant when Joyce could no longer read his original scrawl, but were not drawn upon in the writing of the Wake.
Attridge, Derek. Critique de James Joyce : The Finnegans Wake Notebooks at Buffalo. Modernisme/modernité, vol. 10 no. 3, 2003, p. 571-573. Projet MUSE, https://dx.doi.org/10.1353/mod.2003.0049.
Troidigezh / Traduction
James Joyce et la Villemarqué
En vacances en Bretagne avec sa famille en juillet 1924, James Joyce - censé se reposer et prendre l'air après une opération des yeux - a échappé au mauvais temps de plus en plus en se rendant régulièrement à la bibliothèque municipale de Saint-Malo. Il a pris avec lui à la bibliothèque un petit cahier, avec une couverture en tissu noir et une reliure cousue, et pendant qu'il lisait, il a noté des notes, généralement de seulement quelques mots à la fois. Parmi les livres qu'il a ramassés à la bibliothèque, il y avait une étude de 1838 de la légende de Merlin, Myrdhinn ou l'enchanteur Merlin, par Théodore-Claude-Henri Hersart de La Villemarqué, l'un des principaux érudits bretonnes de son temps. Il a écrit le titre et le scran d'étagère, et quelque temps plus tard a commencé à lire le volume - mais pas tout à la fois, car ses notes de celle-ci sont entrecoupées de notes étendues de, entre autres, d'un livre sur les proverbes bretons et une vie de St. Patrick. Après avoir noté le mot "Merlin", il a pris deux notes, "vocal tomba" - une phrase du récit d'Ariosto sur Merlin - et "S. Patrick apprend l'histoire de l'Ir / de la vieille sorcière", à la fois en réponse au matériel d'introduction. Ses deux sessions suivantes avec Villemarqué ont produit une récolte légèrement plus riche, quatre et huit notes tirées des pages 4 à 98, et sa quatrième et dernière session a donné lieu à quelque vingt et une notes, y compris des éléments tels que "(Merlin f-- femme)" et "Merlin rit à la feuille / dans les cheveux de Ganeida". À ce moment-là, ses études de St Malo avaient rempli quatre-vingt-une pages de son cahier de 232 pages, et au moment où il est revenu à Paris des vacances en Bretagne, il en avait rempli soixante-dix autres. Tant tas pour les ordonnances du médecin !
Parmi les notes que Joyce a faites lors de sa lecture de Villemarqué, il y avait l'expression "un peu déchiré", une traduction quelque peu libre de "une rature du manuscrit" ("une suppression dans le manuscrit"). Environ un an et demi plus tard, Joyce a utilisé l'expression dans un brouillon de ce qui allait finalement devenir le chapitre III.2 de Finnegans Wake, dans le cadre du discours d'Issy alors qu'elle donnait une lettre (ou un mouchoir, ou un mouchoir en papier, ou un morceau de ses tiroirs) à Shaun, dont le siglum, L, accompagne la note du cahier. La version finale se lit comme suit : "une pièce jennyteeny avec une pièce déchirée à un endroit de mes mains" (458-9). Lorsque Joyce a transféré la phrase dans le brouillon, il l'a barrée au crayon vert. Les autres notes de Villemarqué ont ensuite été copiées dans un autre cahier par un assistant lorsque Joyce ne pouvait plus lire son stribouillage original, mais n'ont pas été dessinées dans l'écriture de la Swake.
Attridge, Derek. Critique de James Joyce : The Finnegans Wake Notebooks at Buffalo. Modernisme/modernité, vol. 10 no. 3, 2003, p. 571-573. Projet MUSE, https://dx.doi.org/10.1353/mod.2003.0049.
Gouzout Muioc’h / Pour aller plus loin
Brezhoneg gant James Joyce / Le breton dans l'oueuvre de James Joyce
Stephane Jousni, Les vacances de M. Joyce en Bretagne "mar pliche", in La France et l'Irlande, destins croisés (16è-21è siècles), Presses Universitaires Du Septentrion, 2013. ⟨halshs-01116792⟩
Stephane Jousni, « Finnegans Wake, l’Autre texte » in Bretagne et Irlande : Pérégrinations (Mélanges à Jean Brihault), TIR, 2009
Stephane Jousni, Université de Rennes 2, Bibliographie concernant Joyce Lire en ligne
Stéphanie Noirard, Yann Bevant, Laurent Daniel. Encountering James Joyce in Aël Warok's Pays Pagan. Bretagne/Irlande quelles relations ? Brittany/Ireland: what relations ?, pp.245-261, 2015. ⟨hal-02523072⟩
Jacques Aubert, Breton Proverbs in Notebook VI.B.14, in Wake Newslitter, décembre 1978, p.86-89.
Dannis Rose, Breton in Finnegans Wake, AWN 15.6, (Termes bretons dans Finnegans Wake), in Wake Newslitter, décembre 1978, p.90-92.
Wikipedia, Finnegan's Wake lire en ligne
James Joyce : Finnegans Wake, London, Faber&faber, 1939.
Traductions française :
André Du Bouchet, Finnegans Wake, Gallimard, 1962, 112p.
Philippe Lavergne, Finnegans Wake, Gallimard, 1982. 660p.
Michel Chassaing, Finnegans Wake (extraits en ligne)